La Belle et la Bête

Elle porte sur son bras le panier en plastique rouge du Metro comme s’il s’agissait d’un joli panier en osier. Ravissante dans sa petite robe, elle déambule entre les caisses de pommes et d’oranges. Sa démarche est gracieuse, ses gestes sont fluides. Elle incarne la délicatesse et l’élégance.

Arrêtée devant un présentoir, elle caresse du bout des doigts une mcIntosh. Ses grands yeux bruns cherchent les plus croquantes, les plus savoureuses. De l’autre côté, un couple de sexagénaires la regarde attentivement. Ils sourient devant l’image de la « bonne p’tite fille » qu’ils aperçoivent. Cette jeune femme pure et douce pour qui ils jugent que la Vie peut tout lui offrir. Se sentant observée, elle lève les yeux vers eux. Elle leur rend leur sourire. Un sourire timide et retenu, mais poli et charmant.

Elle, c’est Belle.

Une main se pose doucement sur sa taille fine. Une main colorée, dépourvue de couleur chair. Une autre, gentleman, mais tout aussi colorée, lui prend le panier en plastique rouge. Des mains attentionnées qui souhaitent rendre service. Des mains dévouées qui reconnaissent avoir auparavant travaillé pour obtenir ce qu’elles veulent aujourd’hui. Insouciant de la bonté de ces mains, le couple de sexagénaires les dévisage plus qu’il n’en faut. Décontenancés, leurs yeux montent rapidement le long du bras de l’homme pour y découvrir des barbots. D’innombrables barbots. Sur les deux bras et de chaque côté du cou.

La jeune femme se retourne et passe avec fierté son bras vierge sous celui barbouillé de l’homme. Ses petites mains descendent tendrement vers la sienne. Du bout des doigts, elle caresse doucement les mots qui y sont inscrits.

Carpe diem.

Pourtant, les sexagénaires remarquent avec aversion les têtes de mort, les grenades et les bombes. Des tatouages de bum. Leur regard consterné s’arrête sur le visage de l’homme, puis sur la jeune femme et de nouveau sur l’homme. De la barbe et des stretchs, un air dur et une allure bohème. Un bum. Se sentant observé, l’homme lève les yeux vers le couple. Son regard est sévère. Il ne leur adresse aucun sourire, ne leur témoigne aucune sympathie. Son visage reste impassible.

Lui, c’est la Bête.

Elle a également levé les yeux vers le vieux couple. Ce qu’elle remarqua la dérangea. Elle a vu qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils ne pouvaient pas comprendre, qu’ils ne voulaient pas comprendre. Un regard lourd de mépris. Un regard rempli de jugements qui ose lui dire qu’elle gâchera sa vie. Qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait. Qu’une jeune femme comme elle ne peut pas être heureuse avec un homme comme lui.

Ah…

Pourtant, dans l’adaptation de M. Disney (première influence de l’éducation sentimentale chez les jeunes filles), Belle choisit la Bête. Et personne n’en est mal à l’aise. Elle aurait bien pu s’amouracher de Gaston. Souvenez-vous de ce personnage : le douchebag de l’époque. Beau et charmeur, grand et fort, beaucoup (trop) de prestance. Le genre d’homme qui était bien vu par la société. Ajoutez-lui aujourd’hui une cravate au cou pour lui donner un air d’avocat, et c’est l’homme idéal avec qui toute bonne fille devrait se marier. Ça paraît bien de s’engager (de se montrer) avec une telle personne. Ça montre aux autres une certaine réussite. Quelle réussite au juste? Réussir sa vie? Si réussir sa vie est d’avoir un partenaire déterminé par l’opinion des autres, alors c’est très triste.

À l’opposé, s’engager avec une personne hors des standards que la société a créés porte à croire que l’on prend un risque. Les gens pensent que l’on va gâcher notre vie, que l’on va vivre la misère. Ils se désolent même pour les enfants qui viendront un jour au monde. Comme si une apparence excentrique ferait de nous de mauvais parents. Comme si, a priori, l’apparence d’une personne déterminait vraiment qui elle est. Comme si nous devions d’abord étiqueter les gens selon leur image.

Aberrant.

Alors, à toutes les personnes qui vivent davantage pour les autres que pour elles-mêmes, sachez que cette jeune femme a su voir la personne remarquable cachée derrière l’apparence de « la Bête ». Et, malgré les regards méprisants auxquels elle a droit (mépris qui dissimule bien souvent une forme de jalousie), elle sait pertinemment qu’elle sera celle qui aura la chance de se faire offrir la rose symbolique garnie de tous ses pétales, car nul jugement (nul mauvais sort) ne sera assez puissant pour les faire tomber.

Cette rose, c’est une vie heureuse.

 

[Source de l’image: La Belle et la Bête par Marc-André Quenneville Photographe]

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