L’autre

Pour la plupart des gens, il y a eu un jour cet «autre», cette impression d’une troisième personne dans une relation.

C’est une présence que l’on devine, camouflée derrière les yeux de l’être aimé, rendant les silences lourds, un tiraillement au cœur pour une raison inconnue, le doute qui s’installe. Les regards se perdent, on a le vertige sans avoir la certitude de tomber,  c’est le vacillement au-dessus d’un néant que l’on peine à mesurer.

Le moment vient où il y a enfin la preuve de ce quelqu’un d’autre, le monde des secrets exposé, le dévoilement des frayeurs, puis le coeur se morcèle.

On se met à détester cet «autre», à vouloir la peau de cet intrus contre celle qu’il nous a dérobée, c’est la guerre sans possibilité de trêve : comment arriver à ne pas éclabousser tout le monde de cette rage qui habite le ventre?

J’ai pu connaître cette horrible expérience récemment quand le monde qui battait dans ma poitrine s’est fracassé sur les lèvres de la plus exquise femme que j’aie rencontrée.

Nous étions à une soirée et rien ne portait à croire que nous avions quelque chose en commun, sauf notre goût de la poésie et de l’écriture.

La conversation allait bon train, elle m’enchantait avec sa vivacité et son sourire, puis elle a prononcé un nom et ça a été un moment d’une exceptionnelle explosion des sens : nos pupilles se sont dilatées, un grand éclat de rire sans plaisir a secoué notre ventre et notre indignation s’est perdue en cris ahuris et en protestations sonores.

Nous avions plus d’une passion en commun et l’une d’entre elle avait été un garçon.

Comment avais-je pu ignorer qu’une telle créature partageait la chair que je caressais il y a un moment à peine? J’en voulais à mon corps de n’avoir pas su la sentir, de ne pas avoir vibré d’anticipation, de ne pas l’avoir devinée elle, si belle et si vivante.

Jamais je n’ai ressenti d’émotions aussi contradictoires, j’oscillais entre la rage et le soulagement : sa présence comblait plusieurs espaces blancs. Comme il aurait été facile de la détester, de vouloir lui arracher sa magnifique chevelure enflammée, crever ses yeux félins, de tordre ses doigts pour que jamais plus elle n’écrive une seule phrase, pour qu’elle ne touche aucun autre épiderme. À ce moment, elle avait tout, je n’avais rien. Elle incarnait toutes mes insécurités, mes pires cauchemars: non seulement elle partageait ma passion et y excellait, mais elle était sublime physiquement aussi. J’avais aimé quelqu’un qui l’avait maintes fois préféré à moi et je voyais bien pourquoi.

Je n’avais qu’une envie pourtant et c’était de la serrer dans mes bras, de l’emmener loin de la fête. Que l’on se colle ensemble à côté de nos illusions brisées pour jouer à les comparer. Au fil de la discussion, je l’entendais parler d’un garçon que j’avais cru aimer mais que je ne connaissais pas du tout dans sa bouche à elle, un inconnu qui avait agi auprès d’une autre exactement comme avec moi, qui m’avait menti au visage et avec les yeux. Le peu de beauté qui restait accrochée à mon souvenir mourrait sur le rose de sa bouche pleine, collée sur chacun des mots qu’elle prononçait.

À quelques exceptions près, nous avions vécu la même histoire, avec la même personne et au même moment. C’était plus qu’une trahison, c’était littéralement la preuve d’une possibilité que jamais je n’aurais envisagée. C’était plus que de la tristesse, c’était ma confiance en mon instinct qui se faisait éventrer, mon orgueil qui prenait une fichue raclée. Certes, je ne vivais pas dans un nuage rose tout le temps avec lui, j’étais bien consciente qu’il y avait des lacunes, mais j’avais de l’espoir parce qu’il savait comment l’entretenir à distance, qu’il agissait enfin quand tout semblait sur le point de se détruire. J’avais eu ma part de responsabilité en acceptant certaines choses, mais rien ne pouvait  nettoyer le sentiment d’humiliation qui me coulait dessus et je frottais mes bras en rigolant, ahurie.

Nous n’étions pas effondrées, nous avions quitté la relation depuis quelques temps toutes les deux, assez longtemps pour empêcher les larmes et provoquer un certain amusement.

Elle avait dans son cœur et dans son lit un autre homme et j’apprenais à aimer la solitude dans les miens. Même si elle ne s’incarnait plus dans le présent, la situation était tout de même assez indécente pour que nous puissions être choquées : la nature de nos relations avec le garçon que l’on avait partagé justifiait la vive indignation qui nous tenait serrées. Nous avons discuté jusqu’à mon départ, je me sentais incapable de la laisser et l’ai eu dans la tête tout le long du chemin du retour.

Elle avait levé le voile sur une partie abjecte de mon existence, elle incarnait un miroir qui m’apportait les réponses à tant de questions. Avais-je manqué à quelque chose? Pourquoi n’étais-je pas assez? Qu’attendait-il de plus que le don de tout ce que j’ai à offrir, sans trop de contraintes? Plusieurs interrogations sont restées sans réponse, mais j’ai pu dire qu’elles ne m’impliquaient pas. Je me suis reconnue quand je me suis tenue devant elle et au lieu de la détester, je voyais simplement tout ce qu’il a pu aimer de cette femme et ça ne m’enlevait rien.  Je ne la trouvais pas stupide d’avoir été flouée, je la trouvais extraordinaire de sourire avec les yeux après avoir vécu la même chose que moi.

J’ai eu la confirmation ce soir-là d’une certitude que j’hésitais à laisser éclater: que l’on me trompe ou que l’on me trahisse, ça ne salit rien de la personne que je suis, même si c’est avec une femme mirifique. Si plusieurs de mes choix ont peut-être été mauvais, j’ai toujours agi en écoutant mon cœur, mon ventre. Qu’ils aient été embrouillés par l’amour ou des mensonges importe peu : quand je suis seule avec mon corps, lovée dans un lit chaud, je n’ai pas de regrets, pas de petite voix qui hurle dans ma tête.

J’ai fait ce que je croyais être juste, j’ai parlé alors que j’étais terrifiée par des silences, j’ai affronté dans cette relation ma peur du rejet avec une bravoure que je m’étais rarement vu avoir. J’ai su partir sans connaître le pire, parce qu’avant d’être le pire, c’était quand même assez pour être cent fois partie. Je me suis aimée assez pour laisser derrière ce que j’adorais à tort, pour admettre que je m’étais trompée et que je n’étais pas une idiote pour autant.

La soirée fut l’apothéose d’un long apprentissage pour moi, j’avais gagné sur la vie une certitude, à la sueur de mon cœur, chaque larme versée dans cette histoire trouvait sa raison d’être : la personne que je suis suffit même s’il m’avait rejeté, je n’avais pas mérité de tels agissements et elle non plus.

Pour la première fois de ma vie, j’ai été indestructible, plantée sur une chaise au milieu de ma cuisine. La colère et la rage ne m’ont qu’effleurés, je ne me suis pas fustigée ni torturée.  J’ai patiemment lavé mon corps de son humiliation et regagné mon odeur, j’ai repêché mes sourires enfouis dans le doute qui se diffusait dans mes veines depuis trop longtemps. J’étais quelqu’un de bien même s’il n’en avait pas voulu, je méritais d’être aimée même s’il ne l’avait pas fait, ne serait-ce que par moi et ce serait suffisant. J’ai repoussé la haine qui me grignotait le bout des orteils et je me suis mise au lit en espérant qu’un jour on devienne amies elle et moi, en rêvant que l’«autre» de ma vie accepterait d’aller prendre un café pour que toute cette histoire finisse en beauté,  d’une manière digne des femmes que nous sommes.

[Source de l’image : Isabelle Lévesque]