En finir avec le surréalisme amoureux : le mythe de Narcisse.

Ce premier texte, c’est l’écho de ce que nous sommes tous. C’est un appel à l’aide d’une génération entière qui veut aimer et être aimée en retour, mais qui ne sait plus comment faire. Qui n’ose même plus se regarder dans la glace. C’est la dénonciation du délit affectif que nous sommes tous en train de commettre.

Récemment, je suis tombée sur la reproduction d’une œuvre de Dali dans un bouquin. La toile évoquait le destin tragique de Narcisse, chasseur aguerri de la mythologie grecque qui tomba éperdument amoureux de son propre reflet.

Vous l’avez compris, Narcisse, c’est l’origine sémantique de nos fixations affectives, c’est l’ancêtre étymologique du narcissisme.

En examinant ce mythe de l’Antiquité à travers la magie des pinceaux de Dali, j’ai été transcendée, presque figée. Une sorte d’épiphanie, de révélation. J’ai été estomaquée par la pertinence de l’oeuvre, et surtout de son actualité si on la transpose dans un contexte moderne : nous sommes devenus les Salvador Dali de notre existence. Le surréalisme est devenu notre échappatoire, notre exutoire, un véritable ulcère sociétal.

On regarde notre vie défiler, à tenter de se construire une image, une version améliorée de nous-mêmes. On se perd dans des superficialités filtrées et manipulées de toute pièce sur les réseaux. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on cherche l’approbation des uns et l’attention des autres en projetant du faux, de l’artificiel. Et j’ai l’impression qu’on passe à côté de l’essentiel.

Automutilation de l’être? Peut-être.

Peut-être aussi que de nos jours, on s’automatise, on se robotise, on se déshumanise. Peut-être que nos téléphones intelligents nous abrutissent paradoxalement le cerveau, qu’ils mangent nos cellules à la même vitesse que je me gave de croissants au beurre, le dimanche matin.

Vous n’avez pas l’impression que c’était mieux avant? Je regrette le temps où la technologie n’était pas l’extension de ce que nous sommes.

Je suis nostalgique d’une ère inconnue, énigmatique, romancée. Je ne sais pas, mais il y avait quelque chose de profondément romantique dans les techniques de l’époque : le pigeon voyageur, la bouteille à la mer, les promesses du coeur qui ne se matérialisaient que dans les rêves éveillés, les lettres pleines d’espoir que le facteur déposaient avant la rosée du matin. L’espoir aveugle d’une réciprocité quelconque. Dans ce temps-là, la quête de la superficialité et de la plasticité parfaites n’existaient pas. Tinder et les petits crochets bleus sur WhatsApp n’existaient pas non plus.

Et c’est tant mieux.

Peut-être qu’on est perdus aussi. Parce que ça va trop vite. Parce que maintenant, nos choix sont infinis. C’est énervant, presque compulsif. L’envie d’aller voir ailleurs. De papillonner. De falsifier la vérité à celui ou celle qu’on aime, dans l’excitation du secret. De convoiter et de jalouser le bonheur des autres. De privilégier le corps à l’esprit. De jouer sur plusieurs terrains à la fois. De se projeter – parfois trop loin – dans l’imaginaire de nos fantasmes chimériques et virtuels.

La somnolence du cœur. J’aurais pu appeler ce billet « Léthargie des sentiments amoureux du XXIe siècle » tellement on est passifs, inertes et éteints quand vient le temps d’aimer pour de vrai. Est-ce que je suis la seule à y croire encore?

Quand je prends pleinement conscience de cette réalité qui est la nôtre, tout ce que je veux, c’est me recroqueviller sur moi-même.

Comme un escargot. Comme une tortue. Comme un foetus qui retarde sa venue au monde.

On devient obèse à force d’ingurgiter des tromperies et des déceptions sentimentales. Sur eBay, il n’y a pourtant pas de carapaces à l’épreuve des gens qui nous nourrissent de mensonges et d’engagements transitoires.

On est la génération à la recherche du Capitaine Crochet et du monde imaginaire. Nous aussi, on veut crier Bangerang et croire en quelque chose de plus grand que nous. Quelque chose de vrai. Quelque chose de magnifique.

Et ça m’est arrivé : la métamorphose de Narcisse. Parce que dans la toile de Dali, il y a aussi la transformation, l’éveil, la naissance. Il ne faut pas oublier que Narcisse, c’est aussi le nom d’une fleur.

Dans ce bal costumé qu’est la vie, où tout le monde se réinvente, où on s’affuble de trompe-l’oeil ingénieux pour dissimuler qui l’on est vraiment, lui, je le reconnaîtrais les yeux fermés.

Je l’aime. Je l’ai su depuis le début. Depuis le premier café qu’il m’a offert dans son jardin au soleil, il y a deux ans.

Parce que, malgré la multiplicité des options qui puissent s’offrir à moi, malgré les mirages sponsorisés par Photoshop et Instagram, malgré tous les autres spécimens mâles du genre humain que je rencontrerai dans cette effrayante société de surconsommation de la personne jetable, je sais que je l’ai déjà trouvé, le mien. Celui qu’il me fallait. Celui qui me fait grandir, qui me donne envie de devenir une meilleure personne chaque jour. Celui pour qui je traverserais des océans et des contrées lointaines sans hésiter.

Toutefois, cet amour, je ne peux lui imposer. Mais il est là. Il m’appartient. C’est mon Frankenstein. Et ça me fait peur. Tellement peur.

On vit dans une époque où aimer est terrifiant.

Comment est-ce possible de passer du moi narcissique au culte de l’âme soeur, me demanderez-vous?

Avant de le rencontrer, j’étais comme plusieurs d’entre vous. J’étais le Roger Federer de la braconnerie. Je collectionnais les grands chelems des liaisons éphémères. Je guettais mes proies potentielles par le biais de mon écran de portable. Je contemplais mes trophées de chasse du haut de ma satisfaction illusoire et je parvenais à me faire croire que c’était ça, la réussite sentimentale.

Attirer, Séduire, Conquérir. Repeat.

J’étais la Machiavel de l’amour, l’artiste de la guerre. J’éparpillais stratégiquement des petits morceaux de mon coeur partout, même dans les coins les plus oubliés du monde. J’ai même fini par m’oublier moi-même.

Et puis, soudainement, lui.

L’explosion dans le film d’action américain. Hiroshima. Le 11 septembre all over again.

Un cataclysme sans précédent sur l’échelle de Richter. Tout ce que vous voulez qui fait BOOM et qui change votre vie.

Une prise d’outre-mer. Avec un accent français. Avec un regard qui vous fait oublier votre nom. Qui vous détourne de votre nombrilisme.

Pourtant, j’avais arrêté de le traquer! Je savais très bien que c’était une espèce disparue depuis la nuit des temps, une allégorie du siècle des Lumières, celle qu’on observe avec fascination dans les musées, celle qui existe seulement dans les romans de gare.

Au début, j’étais égarée comme le Petit Poucet sans les miettes. Pénurie alimentaire, et pourtant, depuis que je le connais, je suis boulimique de son sourire.

Il est celui que j’ai cherché dans tous les autres. Il m’apprend à me débarrasser des camouflages, à regarder au-delà des apparences et des doubles jeux.

Et nous deux, c’est magnifique. D’une facilité effarante. Mais pas tout le temps.

L’amour, il faut savoir l’apprivoiser. En prendre soin. Cultiver son jardin, comme dirait le Candide de Voltaire.

Fermer les yeux, parfois.

Souvent.

Le couple, c’est curieusement grandiose et fragile comme de la porcelaine.

Comme les manuscrits d’une valeur inestimable qu’on conserve sous des cloches de verre. Comme une perle architecturale appartenant à une ère diachronique désormais protégée par l’UNESCO.

Et s’offrir aveuglément à celui qu’on aime, c’est l’incertitude totale, allant souvent de pair avec l’insécurité des possibles tentations multiformes et mouvantes des rivalités potentielles.

Amoureux, on est d’une fragilité désarmante. C’est peut-être ce qu’on fuit, d’ailleurs. L’éventualité d’être confronté aux contractions rythmiques et irrégulières de l’organe vital. Aux palpitations cardiaques. Beaucoup plus facile de swiper de gauche à droite sur Tinder, finalement.

Ce qu’il faut réaliser, c’est qu’il faut offrir le meilleur de soi-même, même en sachant que ça risque de faire mal. Le futur n’appartient à personne, on ne peut le contrôler. Qui sait de qui ou de quoi demain sera fait? Il faut arrêter d’anticiper la chute. Aimez à 300 %, sans espérer la réciprocité.

Prenez le billet d’avion sans connaître la date de retour. Même si l’inconnu, c’est frigorifiant. Parce que ça peut être excitant aussi.

Donnez-vous une chance, une bonne fois pour toutes. Arrêtez de vous cacher derrière la facilité. Défiez la fatalité. Brûlez les masques, soyez imparfaits.

Ne faites pas comme Narcisse, ne vous noyez pas dans votre individualisme de surface, mais aimez-vous plutôt dans le reflet des yeux de l’autre.

Et aujourd’hui, j’ai particulièrement envie de lui dire que je l’aime, même s’il m’a souvent blessée. Même si j’ai souffert, moi aussi, à cause de ses erreurs, de ses bifurcations émotives et physiques.

Je sais qu’on vit dans une époque où tout est fluide, volatile et insaisissable, mais j’aimerais orner sa bibliothèque cérébrale jusqu’à la fin des temps. J’aimerais régner dans son royaume le plus longtemps possible, sans pour autant prétendre à la détention unilatérale de sa personne. En vérité, je ne pourrai jamais rivaliser avec les chefs-d’oeuvre qui peuplent déjà ses étagères. J’en suis consciente, je n’en aurai jamais la prétention non plus.

J’aimerais que notre histoire vieillisse et prenne de l’âge. Comme notre bordeaux préféré. Comme un millésime qu’on dégusterait lui et moi, avides de l’explosion gustative imminente de nos papilles.

J’aimerais qu’on laisse notre couple s’imprégner des cicatrices du passé, de la routine pantouflarde et des promesses de l’avenir.

J’aimerais qu’on fasse comme Proust et qu’on parte à la recherche du temps perdu.

On est heureux.

Désormais, je ne me soucie guère des frontières territoriales tracées par des pactes internationaux désuets. L’amour n’a pas de limites, au diable le traité de Westphalie.

Les obstacles paraissent d’une futilité grotesque. On les surmontera tous. Nos miaulements ont la capacité de résoudre les conflits interétatiques et la crise nucléaire iranienne. Notre langage félin secret. Nos bisous en code morse.

Notre entité devrait siéger au Conseil de sécurité. On utiliserait notre véto pour empêcher les disputes et les dérapages. La Responsabilité de (nous) protéger, Résolution 75020.

J’aimerais que ce texte soit une boule de cristal qui se fracasse avant que nos chemins se séparent. Que ces mots restent à l’abri des intempéries de notre potentiel naufrage sentimental.

J’aimerais que ce texte soit une carte au trésor qui le ramène à moi, s’il s’égare un jour.

J’aurais aimé que Dali peigne notre histoire.

Mais en attendant, je me sers un café, je le rejoins, et je l’observe.

Et je le trouve si beau, si vous saviez.

 

[Source de l’image: Salvador Dali – Metamorphosis of Narcissus (1937) par Cea+]

 

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