J’irai où tu iras

Entre lui et moi, j’aimerais écrire que ce fut le coup de foudre. Mais non.

À l’époque, j’étais obnubilée par un imbécile qui, lui, ne regardait que lui-même. J’errais dans une période où mes vieux chagrins assujettissaient l’éclosion de mes sentiments futurs. Je n’ai donc pas été prête à lui offrir une réciprocité tout de suite.

Je me souviens encore de nos premières rencontres. Lui, qui tentait de me convaincre de franchir le pas, de lui laisser sa chance. Parfois, il m’attendait en bas de mon immeuble, mais je ne descendais pas. J’affectionnais cette impression de contrôle que j’avais sur son cœur. Je me protégeais illusoirement d’une nouvelle idylle, mais en vérité, j’essayais surtout d’anticiper les revers pernicieux qu’auraient pu m’occasionner de nouveaux tourments. Je m’étais promis de ne plus jamais être un dommage collatéral pour qui que ce soit.

Mais cette mascarade fut éphémère, et le temps a su faire ce qu’il fait de mieux. J’ai appris à le connaître, et je l’ai aimé presque instantanément. De l’indifférence à la ferveur, il n’y a vraiment qu’un seul pas. Quelques mois après la concrétisation de nos inclinaisons respectives, nous avons prématurément été appelés à prendre des décisions qui dépassaient sans doute notre maturité. Un Français et une Québécoise qui se rencontrent en Suisse, c’est forcément voué à l’échec si on n’évolue pas au rythme des épreuves auxquelles la distance s’amuse à nous confronter.

L’amour, c’est comme un château de cartes. Pour qu’il s’écroule, suffit d’en retirer qu’une seule. Pour empêcher son démantèlement, il faut un paravent à toute épreuve. Ce ne fut malheureusement pas toujours notre cas. Par contre, malgré les égratignures, j’ai toujours eu la certitude que je l’aimais suffisamment pour le suivre partout.

J’irai où tu iras, comme chantait Céline. Il y a bientôt un an que j’ai troqué le sirop d’érable pour les saucissons et les apéros en terrasse.

Magog pour Paris.
Le Château Frontenac pour Versailles.
La tour CN pour la tour Eiffel.
Justin Trudeau pour François Hollande.
La poutine pour… Rien ne peut se comparer à la poutine.

Bref, le familier pour l’inconnu. Certes, c’est magnifique. La plus belle histoire de ma vie. Mais on tend souvent à occulter l’obscurité du fossé entre le fantasme et la réalité.

Parce qu’on n’évoque pas assez souvent les revers de la médaille. Les permis de travail refusés, la quête incessante d’une occupation professionnelle à la hauteur de ses ambitions, les visas aux dates de péremption définitives, les nuits blanches à se remettre en question. L’impression constante de faire du surplace dans un pays qui n’est pas le sien.

À maintes reprises, j’ai voulu rentrer au bercail. Repartir d’où je venais, avec mon accent bizarre et ma naïveté d’avoir espéré que l’amour puisse pallier la ténacité des angoisses qui monopolisent le quotidien. Je me sentais déracinée, seule, trop petite dans un monde de géants. Modérément cultivée, médiocrement intéressante. Trop québécoise, vaguement européenne. Fade.

Et j’ai eu peur. Peur de ne pas être à la hauteur de ses idéaux. De ne pas l’impressionner suffisamment. Surtout, j’étais convaincue qu’il ne réalisait pas l’étendue de mon dévouement. J’ai eu l’impression d’essayer de protéger le château de cartes toute seule.

Et c’est une soirée anodine qui est venue rasséréner mon esprit. Un soir banal, comme tous les autres. Un soir où ses amis ont commencé à chanter Céline. Et pas n’importe comment.

Passionnément. 
Par cœur.
Debout sur le canapé.
Sur repeat.

Un mardi soir, à deux heures du matin.

On chantait Pour que tu m’aimes encore tellement fort que le voisin de palier est venu nous menacer. Si vous pensiez que votre tante Thérèse était encore la seule à s’enflammer les cordes vocales avec les vieux succès de Céline, détrompez-vous. Les Français sont cent fois pires que Thérèse. 

Les formules magiiiiiques des marabous d’Afriiiiique
J’les dirai sans remords, pour que tu m’aimes encooore.

Et étrangement, à ce moment-là, je me suis sentie apaisée, libérée d’un fardeau inutile. C’est cocasse, la vie. C’est extraordinaire de réaliser que ce sont ces petits moments insignifiants et dérisoires qui, souvent, nous permettent de grandir intérieurement. Je me suis sentie chez moi.

Dans ses carnets, Camus disait que les doutes, c’est ce que nous avons de plus intime. Effectivement, il n’y a rien de plus viscéral que l’insécurité. Avec du recul, je réalise que les démons qui nous hantent sont ceux à qui on ouvre délibérément la porte. Si c’était à refaire, je reprendrais cet avion. Et je vous conseille vivement de le prendre aussi.

Le weekend dernier, dans une salle de concert située dans les antres du Moulin Rouge, mon copain m’a murmuré à l’oreille, avec toute la lucidité et la tendresse qu’on puisse encore avoir à cinq heures du matin, qu’il savait que ce n’était pas facile. Que nos efforts servaient à préparer l’avenir. Et que l’avenir serait beau. Il m’a enlacée, et il m’a assuré que notre futur serait à la hauteur de nos sacrifices actuels. Un peu plus loin, une amie, Lola, dansait en fredonnant On ne change pas, de Céline.

Et à cet instant précis, au milieu de tous ces gens, je me suis dit que Beigbeder avait eu bien raison d’écrire que les plus belles fêtes sont celles qui ont lieu à l’intérieur de nous.

[Source de l’image: Paris par Moyan Brenn]

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