L’amour secret

Cette semaine, un client au café m’a flabbergastée. Un homme d’une quarantaine d’années, avec un accent incompréhensible. Il avait l’air d’un homme ordinaire, même peut-être sympathique, avec un passé mystérieux et un avenir incertain (comme tout le monde). Jusqu’à ce qu’il me parle d’amour secret.

Il s’est assis, a commandé un café et s’est mis à jaser. Dans la vie, je pense avoir un bon détecteur à bullshit pis là, il sonnait fort. Mais je l’écoutais quand même parce que c’est un client et que j’avais personne d’autre à servir. Il a commencé à me raconter son travail en métaphores, sa vie de vacances dans Lanaudière, sa solitude. J’étais attendrie, un peu. Il décrivait ses journées, son destin, les questions qu’il se posait. Il s’interrogeait sur ma vie, sur mon travail, sur mon destin. Je lui répondais vaguement, pour ne pas trop lui donner de jus, espérant qu’il finisse sa minuscule tasse de café et qu’il s’en aille.

Mais il n’avait nulle part où aller, donc il est resté.

Je lui ai demandé de me parler d’amour : avait-il quelqu’un dans sa vie, des enfants, une longue série de divorces à son actif? Et c’est là que c’est arrivé : l’amour secret. J’ai fait des gros yeux; il m’a dit d’attendre ses explications. J’ai pensé à Fanfan, d’Alexandre Jardin, qui avait bercé ma vie amoureuse. À la première lecture, je trouvais tellement romantique le concept d’aimer quelqu’un et de lui promettre l’éternité, sans jamais qu’il n’y ait de rapprochements physiques. En vieillissant, j’ai tellement détesté ce concept; j’ai vu les failles de la patente, et ça m’a fait paniquer.

Lui, il me racontait que l’amoureux secret est celui qui n’a que les bons moments. Il disait que la vie est pleine de surprises, au quotidien : une panne de métro, un talon de soulier qui casse, le café qui brûle la langue. Souvent, les surprises sont négatives : il faut les gérer, reprendre le dessus, sourire malgré les échecs. L’amoureux secret, lui, n’offre que de belles surprises. Il est toujours là quand vous avez besoin de lui, vous ne le voyez jamais de mauvaise humeur, il n’a jamais besoin de vous parler de son trop-plein de travail, de tâches à faire, de crédit à payer. Il est là, tout simplement, comme une switch à allumer quand bon vous semble.

(Parce que je suis une fille dans la vingtaine, je sais que les hommes qui parlent d’amour secret à la serveuse du café qui porte une alliance veulent lui proposer une offre qui, selon eux, est impossible à refuser. Évidemment, il a vite compris que je ne serais pas l’amoureuse en secret qu’il espérait.)

Il trouvait le concept tellement beau et simple que ça m’a rendue triste. J’ai pensé à toutes les affaires moins positives de cet inconnu, qu’il pourrait offrir à une femme qu’il désire. Au package deal de l’amour, avec les angoisses et les mauvaises surprises.

Il me regardait en silence, attendant mon approbation. Je la lui ai donnée. Je trouvais ça trop triste de refuser quelque chose à quelqu’un qui veut offrir si peu de lui. Je ne lui ai pas dit, mais je pense que l’amour secret, c’est de la merde. Je préfère de loin l’amour que l’on crie dans la rue, le mariage trop tôt-trop tard-n’importe comment, les confettis dans le café brûlant et les clients qui frenchent à la caisse.

Je ne lui ai pas dit parce que je pense que ça lui aurait fait peur.

[Source de l’image: Pixabay]

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *