Ça faisait longtemps que les indices s’accumulaient. On ne parlait plus que d’une mauvaise semaine ou d’un mauvais mois. Non. On parlait plutôt de mauvais mois, au pluriel. Parfois, t’essaies tout, hen. Tu vas en vacances, tu changes d’appartement, tu changes de meubles, tu vas au restaurant. Mais rien n’y fait. Les conversations coulent de moins en moins bien, un peu comme le marécage boueux que tu dois traverser en chaloupe pour accéder au lac Memphrémagog. Sauf que tu n’y accèdes jamais, au lac. Tu fais juste stagner dans la boue en ayant l’impression de ramer pour rien. Et tu te sens mal, car l’autre veut ramer. Mais y’a rien à faire, vous n’êtes plus synchronisés. Comme dirait Beigbeder, «La première année, on achète les meubles. La deuxième année, on déplace les meubles. La troisième année, on sépare les meubles».
T’as alors la fameuse discussion, celle que tu repousses depuis trop longtemps pour essayer de te convaincre de ne pas lâcher, pour essayer de te convaincre que toi t’es pas comme ça, que t’es pas comme les autres; comme ceux qui abandonnent. Le problème c’est que tu préfères l’idée de rester à celle de vouloir rester. Au fond de toi, tu sais que tu n’as plus envie. Tu sais que le compte à rebours a été enclenché au moment précis où tu l’as regardé dormir paisiblement en te disant que c’était terminé, nouvel appartement ou pas. Ta voix intérieure avait murmuré et tu ne pouvais rien faire contre elle. Tu regardes alors ta bague de fiançailles, celle en or blanc avec une perle dessus, et ton coeur se noue. Tu te sens ingrate et lâche, mais une partie de toi, que t’essaies de faire taire, te dit quand même que c’est la vie. Montréal te manque. La vie au rythme effréné te manque. Les arts te manquent. Disons que t’as déjà vu mieux que les Galeries de Terrebonne en terme d’inspiration. Mais surtout, les passions partagées te manquent, la connexion. Les intérêts communs. C’est probablement ce qui te manque le plus. Parfois, tout fonctionne mais rien ne fonctionne en même temps.
Tu te ramasses alors dans ton nouveau salon nouvellement décoré. L’autre n’est pas cave. Il sait ce qui s’en vient. Ce n’est pas la première fois que vous en parliez. Mais cette fois-ci les minutes semblent plus graves que les dernières fois. Il fait plus chaud, le divan est moins confortable. Tu regardes partout sauf dans ses yeux. La fissure dans le mur est soudainement tellement attrayante! Tu cherches tes mots, tu cherches ton air. Mais t’étouffes depuis trop longtemps déjà. L’autre ne parle pas non plus. Comme dirait Daniel Bélanger, dis tout sans rien dire. Soudainement, ton vocabulaire se résume à Ouin ben c’est ça là… en mettant des points de suspension à l’infini. C’est ça quoi? Ben c’est ça…
Le bout triste arrive alors. Celui où t’as de l’eau dans les yeux, où l’autre a de l’eau dans les yeux. Vous vous regardez, tellement proches mais tellement loin en même temps. Les épaules qui se secouent, les mains qui se promènent entre les yeux qui piquent et la morve qui sort du nez trop rapidement. Fuck l’hygiène! Vous étendez votre tristesse à la grandeur de votre face et vous devenez rouges comme un coup de soleil. Ça brûle. Mais ça fait du bien en même temps. C’est un poids qui décolle de tes épaules. T’as enfin eu le courage de sortir de ta zone de confort, de sortir de ta sécurité qui t’insécurisait le moral plus qu’autre chose.
Tu commences alors à faire des boîtes. Tu cherches un nouvel appartement. Dire que tu sacrifies un beau 5 1/2 partagé avec une seule personne pour te retrouver dans un 5 1/2 partagé avec trois inconnus trouvés à la va-vite sur Kijjiji. Tu te trouves presque épaisse, mais tu préfères sacrifier un bout d’intimité et de patience plutôt que de sacrifier celle que t’es au grand complet. Il va alors te reconduire dans ta nouvelle ville, le coeur qui se pince chaque coin de rue. La rue voisine porte son nom de famille. Ironie quand tu nous tiens. Il t’aide à sortir tes boîtes. Vous vous assoyez sur le coin de la rue, ne sachant pas trop quoi faire, ne sachant pas trop quoi dire. Parce que cette fois-ci, ce n’est pas un Au revoir. Ce n’est pas un On se voit demain ou encore un J’arrive de travailler bientôt. Non. Cette fois-ci, c’est un Adieu. C’est un bye-bye définitif. Un On se croisera peut-être à nouveau au détour d’un hasard, mais peut-être pas non plus.
Vos corps sont désormais des inconnus. Un peu comme la grande-tante que t’as vue trois fois dans ta vie. Tu ne sais jamais trop si tu dois être contente de la voir et si t’as le droit de la serrer dans tes bras en lui faisant la bise. T’es toujours maladroite face à elle et là, c’est la même chose. On se colle ou on se colle pas? On s’embrasse une dernière fois ou pas? On se fait un câlin? Qu’est-ce qu’on a encore le droit faire? Il grimpe alors dans sa voiture. Il hésite à partir. Vous vous regardez au travers la vitre. Fuck Notebook rendu là. Ça, c’est déchirant pour vrai. Dire que pendant ce temps-là, les piétons et les voitures passent à côté de vous en n’ayant aucune idée du drame qui est en train de se jouer. Vous essayez de sourire, mais c’est tellement faux que ça devient ridicule. Finalement, il part. Ce moment-là, drette celui-là, est probablement le pire de tous. Les pires secondes. T’hésites entre lui courir après pour lui demander de revenir et rester sur le coin de la rue. Tu restes sur le coin. Tu ne bouges pas. Tu essaies d’assimiler ce qui est en train de se passer. C’est comme un film de Xavier Dolan; tout est au ralenti.
Même si c’était ta décision, les premiers moments sont difficiles. Mais tu ne regrettes rien. T’as l’impression d’avoir retrouvé ta cohérence, d’avoir évacué l’angoisse qui te rongeait depuis trop longtemps; celle de ne pas être au bon endroit. Ton nouvel appartement est laid. T’es prise avec la laveuse dans ta chambre. T’as même pas de garde-robe. Tes colocs parlent fort. Il y a juste une salle de bain. Internet est lent. Tu dois faire sécher tes vêtements sur des raques et tu dois apprendre à te débrouiller toute seule. Mais t’as enfin l’impression de recommencer à vivre.
[Source de l’image : Looping the loop par Jack Wolf]
J’ai eu envie de pleurer tout le long … mais merci. Merci pour le texte. C’est comme mettre sur des mots une situation que l’on est incapable d’imaginer tellement c’est dur.