S’engager à sens unique

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Vous vous rencontrez sur Tinder. Jusque là, rien d’anormal. En plus, vous réalisez que vous avez de vrais amis communs. Pas des connaissances éloignées, des vrais amis du genre « Ma bonne amie sort avec ton bon ami. Comment ça qu’on ne s’est jamais croisé avant? C’est un signe. »

Vous vous racontez le corps avant de vous raconter le coeur, mais ça non plus ce n’est pas grave. Viennent les soirées avec les fameux amis, les samedis soirs, les messages textes, les bons matins et les bonnes nuits, les soirées on-écoute-des-séries-collés, les soirées on-boit-très-trop-d’alcool-et-le-dialogue-se-développe-un-peu-trop-pour-un-gars-encore-pris-dans-l’introduction et la soirée où la page arrête de tourner.

La soirée où il te dit « T’sais, j’ai beaucoup de plaisir avec toi, mais je ne veux rien de sérieux pour le moment. Fais-toi pas d’attentes. » C’est un bon gars, pas le genre profiteur. Pas le genre qui va te dire ce que tu veux entendre pour t’emmener dans son lit, mais le genre avec lequel tu vas avoir beaucoup, beaucoup de fun, au point où tu vas avoir envie de te rendre dans son lit toute seule. Il te le dit dès qu’il te voit te faire aller l’index un peu trop rapidement dans le livre de votre histoire, car il n’a pas envie de te blesser. Sur le coup ça te refroidie, mais en tant que bonne fille orgueilleuse, tu lui réponds « Ben oui, pas de problème. Je comprends. J’suis pas prête pour quelque chose de sérieux de toute façon. »

Le temps passe. Il reste bien installé dans l’introduction. Même pas! dans la préface. Il est dans le début du début, et il n’a pas envie d’aller voir ce que contiennent les pages du milieu. Il est bien dans son cruise control alors que toi, t’as juste envie d’aller à 200 km/h lorsque vous vous voyez. T’aimerais partager l’adrénaline que tu ressens lorsque vous embarquez dans la même voiture. La différence, c’est que toi tu vois un voyage là où lui ne voit qu’un trajet.

Les balades s’entendent pour rester agréables. Le ciel semble toujours bleu, vous passez toujours de bons moments. Au point où tu oublies le « Je ne veux rien de sérieux pour le moment. » Au point où tu ne retiens que trois mots : pour le moment. Au point où tu comprends ce que tu veux comprendre. Parce que son « pas pour le moment » ne veut pas dire jamais. Inconsciemment, tu vas même transformer le « pas pour le moment » en « ça veut dire qu’il va vouloir plus tard ». Erreur.

Tu continues à faire du pouce pour qu’il t’embarque dans sa voiture. Plus souvent qu’autrement, il passe par là un vendredi ou samedi soir, mais rarement un dimanche matin. Fidèle au poste, t’es toujours là.  T’as toujours hâte de le voir arriver au loin. T’espères. Tu te dis qu’il va peut-être changer d’idée, qu’il va sûrement changer d’idée, qu’il va réaliser à quel point t’es plus spéciale que les autres, mais non. Vient la fois où il sort de la voiture pour aller la remplir d’essence. Faut bien qu’elle carbure un peu, cette histoire-là. C’pas parce qu’elle se passe en ligne droite qu’elle doit être en panne. Tu consultes son GPS  par curiosité.  C’est à ce moment que tu vois qu’il a plusieurs trajets de planifiés selon le soir de la semaine. Des trajets pas planifiés avec toi.

Le seul mot qui te vient en tête est « NAÏVE ». Tu lui en veux tellement. Tu lui en veux, car tu espérais secrètement être assez spéciale pour qu’il ne ressente pas le besoin d’en voir d’autres, mais non. Il en a vu d’autres, car il avait le droit, et c’est justement car il a conservé le droit dont tu t’étais départie et dont tu ne voulais plus que tu te retrouves taillée en morceaux. Tu t’en veux de t’avoir cru, d’avoir vu des signes où il n’y en avait pas. T’en veux à ta patience, aussi. Celle qui te disait que tu avais raison d’attendre. Tu ne réussis même pas à savoir si tu as de la vraie peine, ou s’il ne s’agit que de ton égo qui se morcelle pour te rappeler que tu n’as pas été assez bien pour lui (même s’il ne s’agit aucunement de ça). Le fait est que tu n’es pas la seule à lui faire des câlins sur la banquette arrière. Le fait est surtout qu’il ne t’a jamais dit qu’il te voulait comme copilote, et tu ressens plus que jamais ton statut de passagère, dans tous les sens du terme.

Passagère.

Mettons qu’en terme de « Je suis unique à ses yeux » on a déjà vu mieux. Tu ne comprends pas. C’est impossible. Vous aviez tellement de plaisir ensemble. Tu ne veux pas croire qu’il pouvait en avoir autant avec d’autres alors que toi, t’en avait juste avec lui. Juste avec lui. Tu descends de la voiture. Il te demande ce que tu fais. Tu lui dit que tu rentres à pieds, que tu as vu son GPS. Il ne comprend pas. Il se sent mal. Tu commences à marcher. Ta fierté tente une remontée. Tu le laisses derrière. Mais lorsqu’il passe à côté de toi, c’est plus fort que toi, tu lèves le pouce. La tentative ultime. Tu lui dit que c’est correct, que tu savais qu’il ne voulait rien de sérieux, mais que s’il veut continuer à te voir, il devra effacer les autres trajets et ne conserver que le tien. L’exclusivité du siège droit.

Il te regarde, mal à l’aise, et te dit non. Pourquoi serait-il exclusif envers une fille qu’il trouve géniale, sans pour autant la trouver plus géniale que les autres? Pourquoi serait-il exclusif à un trajet sans destination? Il ferme la porte et retourne sur son chemin de campagne en attendant de trouver l’embranchement pour l’autoroute. En attendant de trouver la bonne sortie. Celle qui lui permettra d’appuyer sur l’accélérateur. Mais ce ne sera pas avec toi.

Tu regardes la route s’étendre au loin. Elle semble toucher l’infini. T’es soudainement très fatiguée. Tu ne sais pas comment tu vas faire pour revenir chez toi. T’as l’impression que le soleil a fait place aux nuages, aux orages. Le vent s’est levé et il fait froid. Tu voudrais te laisser choir sur l’asphalte. T’es tellement grise en-dedans que t’as envie de te la jouer caméléon en te fondant dans la route qui vous a vu partager tant de beaux moments. Mais tu te tiens droite et tu te dis que tu ne feras plus de pouce pour personne.

Tu fais bien de le penser, car l’amour ne devrait jamais commencer en cul-de-sac.

[Source de l’image :  No U turn par Kevin Dooley]